J’ai connu Internet à une époque où tout restait à inventer. Au milieu des années 90, on bricolait nos pages HTML, on se cachait derrière des pseudos, on partageait des idées, des passions, des lignes de code. C’était un espace de liberté brute ; imparfait, chaotique, mais profondément humain.
Puis sont venus les réseaux sociaux.
Le passage du “nous” au “je”.
Des forums communautaires, on est passé aux “followers”, aux “likes”, à l’économie de l’attention.
J’ai vu cette bascule de près, à travers Casafree, le forum participatif que j’avais lancé à la fin des années 90 : une communauté vivante où les gens discutaient, créaient, se soutenaient.
C’était un microcosme du Web tel qu’on l’aimait : libre, anonyme et participatif.
Et j’ai aussi vu ce monde se fissurer, se vider, aspiré peu à peu par Facebook et les plateformes.
La première mort du Web venait de là : celle de la parole partagée, remplacée par la mise en scène de soi.
Et puis l’IA est arrivée.
Pas comme une révolution, mais comme un coup de grâce.
L’intelligence artificielle a achevé ce que les réseaux sociaux avaient commencé : la disparition du lien humain derrière l’écran.
Aujourd’hui, des bots commentent, répondent, écrivent des articles, montent des vidéos, publient des posts que des humains “likent” sans savoir qu’ils parlent à des machines.
Même les grands médias, ceux qui se disaient garants de la vérité, publient désormais des textes rédigés par des algorithmes.
Le Web n’est plus une place publique : c’est un théâtre d’ombres, où le vrai et le faux se confondent dans un flux sans auteur.
On appelle ça la Dead Internet Theory. Je crois qu’on y est. Et cette fois, ce n’est plus une métaphore.
Alors, où va-t-on ? Vers un Web parallèle réservé aux humains vérifiés ? Une toile à deux vitesses : celle des IA ; chaotique, saturée de contenus génératifs ; et celle des humains, plus rare, plus lente, plus artisanale ?
Ou allons-nous simplement accepter cette dilution du réel, jusqu’à ce que la notion même de vérité n’ait plus de sens ?
Je ne suis pas pessimiste par goût, mais lucide par expérience. Le Web que j’ai aimé ; celui des communautés, de la curiosité, du partage sincère ; a été tué deux fois : d’abord par les réseaux sociaux, puis par l’intelligence artificielle.
Et pourtant, j’aimerais croire qu’il renaîtra ailleurs, sous une autre forme. Peut-être plus petite, plus locale, plus incarnée. Un Internet humain, pas rentable, pas docile, mais libre. Un Internet qui ne cherche pas à capter notre attention, mais à nourrir notre intelligence collective.